mardi 8 novembre 2011

II. Succo comme personnage divin fascinant le commun des mortels

           1. D'un meurtrier vulnérable à l'élévation d'un mythe impalpable

Durant sa cavale, la presse fait de Succo l'image d'un tueur fantôme, d'un homme mystérieux, sans véritable raison ni mode opératoire dans ses crimes. Successivement surnommé par les journalistes, "le tueur de la pleine lune" (commettant le plus souvent ses meurtres lors des nuits de pleine lune) ou encore "le tueur aux yeux d'ange", ceux-ci font de lui un personnage fascinant du fait, entre autre, de la beauté de l'italien. En effet, l'un des facteurs qui a fait de Succo sa célébrité est incontestablement ce physique qui a subjugué ses victimes. Écoutons, de ce fait, la réaction de Jean-Marie Ribère, chauffeur de taxi, agressé par Succo le 27 Avril 1987 à 22h:


Interview Jean-Marie Ribère


Notons, dans cet extrait de l'émission Faîtes entrer l'accuser, l'importance qu'accorde la victime aux yeux, au regard de son agresseur. Et c'est d'ailleurs l'élément physique qui ressortira le plus dans le caractère physique de Succo lors des différentes dépositions d'autres victimes de l'italien. Les médecins également évoquent le regard de Succo comme "perdu dans le vide et d'une froideur dans les yeux". C'est encore ce même regard qui, selon les dires de Pascale Froment dans sa biographie, "flanquait la trousse" aux gardiens de la prison San Pio X ("Il étonnait un peu ses gardiens. Quand il n'était pas à faire de l'exercice physique ou à écrire, il les fixait en disant: "C'est facile de s'évader. Je m'en irai d'ici mais je ne sais pas encore comment." D'être regardés avec autant d'insolence les exaspérait"). Des yeux d'un bleu profond, un physique d'ange, cela suffit, dans une société où l'apparence a une grande importance, pour attirer le public. Kahn, joue de ce regard dans son film avec, notamment, le choix subtil de Stefano Cassetti dans le rôle de Roberto Succo:




Importance du regard dans le film de Kahn



Ainsi, il est devenu un phénomène médiatique de son vivant et c’est véritablement l’art qui a fait de lui un mythe.
Cédric Kahn répond à la question du problème de la responsabilité morale du réalisateur (interview pour Allo Ciné): « Je ne voulais pas héroïser Succo. Par conviction, bien sûr, mais également par respect pour les victimes. Je voulais éviter deux écueils : faire de Succo une victime de la société ou, à l'inverse, un monstre sanguinaire ; ce qui était pour moi deux manières d'en faire un héros. Je voulais rester dans une vision objective des choses, m'en tenir aux faits et faire le constat de la folie. Mais la fiction n'est pas objective. Dans un film, on peut faire aimer la pire des crapules. Il fallait donc être très vigilant ». Mais la véritable histoire de Succo est suffisamment surprenante voire surréaliste pour prendre les tournures du mythe.
Pour illustrer ce propos, prenons la scène de l’évasion finale de Succo, présente aussi bien dans le film que dans la pièce de Koltès.

Extrait de la pièce:

XV. Zucco au soleil

[…]

Le soleil monte, brillant, extraordinairement lumineux. Un grand vent se lève.

Zucco. - Regardez le soleil (Un silence complet s’établit dans la cour). Vous ne voyez rien? Vous ne voyez pas comme il bouge d’un côté à l’autre?
Une Voix. - On ne voit rien.
Une Voix. - Le soleil nous fait mal aux yeux. Il nous éblouit.
Zucco. - Regardez ce qui sort du soleil. C’est le sexe du soleil; c’est de là que vient le vent.
Le quoi? Le soleil a un sexe?
Une Voix. - Vos gueules!
Zucco. - Bougez la tête: vous le verrez bouger avec vous.
Une Voix. - Qu’est-ce qui bouge? Je ne vois rien bouger, moi.
Une Voix. - Comment voudrais-tu que quelque chose bouge là-haut? Tout y est fixé depuis l’éternité, et bien cloué, bien ballonné.
Zucco. - C’est la source des vents.
Une Voix. - On ne voit plus rien. Il y a trop de lumière.
Zucco. - Tournez votre visage vers l’orient et il s’y déplacera; et si vous tournez votre visage vers l’occident, il vous suivra.

Un vent d’ouragan se lève. Zucco vacille.

Une Voix. - Il est fou, il va tomber.
Une Voix. -Arrête Zucco; tu vas te casser la gueule.
Une Voix. - Il est fou.
Une Voix. - Il va tomber.

Le soleil monte, devient aveuglant comme l’éclat d’une bombe atomique. On en voit plus rien.

Une Voix. - (criant) Il tombe.


Cet extrait qui clôture la pièce de Koltès, nous présente Zucco comme apparaissant à moitié nu, sur les toits de la prison, dans laquelle il est incarcéré, où se lève une tempête solaire. Rappelons, préalablement, que la scène d’exposition de la pièce s’ouvre sur la première évasion de Zucco. En réalité, le vrai Roberto ne s’est pas réellement évadé de cette prison, qui était d’ailleurs un hôpital psychiatrique, mais, contraint à un régime de semi-liberté, le jeune homme n’est tout simplement pas rentré à l’asile après sa journée de cours à la faculté de Parme. Déjà, Koltès nous présente un personnage arrivant à se jouer deux fois des centres pénitenciers comme n’étant pas des obstacles à la liberté. Zucco apparaît plus fort que le système carcéral. Ainsi, le dramaturge fait du dénouement la scène d’exposition de sa pièce. Notons que si la première évasion se déroulait pendant la nuit, celle-ci se fait en plein jour et donc aux yeux de tout le monde. Koltès en fait un personnage central, trônant sur les toits de la prison, comme si Zucco était au dessus des lois, échappant à la rationalité (le bâtiment symbolisant le pouvoir judiciaire). Nous pouvons attribuer deux représentations possibles du soleil dans cette scène de clôture. D'une part, nous pouvons y voir la métaphore de la vie et de la renaissance. En Effet, son arrivée dans la mort est symbolisée par l’astre lui-même. Celui-ci possède même un sexe masculin, image de la puissance de Zucco marchant vers la liberté ou la libération mortelle. De plus, la didascalie initiale nous suppose que c’est Zucco qui a créé cette tempête solaire comme pour masquer son évasion. Car, ici, nous ne pouvons pas dire que cette chute marque l’échec de la tentative de Zucco mais est plutôt symbolique de son envie de mort (rappelons que Succo s’est suicidé en prison). C’est donc plus qu’un simple suicide dont il est question dans cette scène finale. Nous pouvons d’ailleurs rapprocher cet extrait à la tempête biblique évoquée par Jean dans son évangile (« Ils ont crié à l'Eternel dans leur détresse… il arrête la tempête, la changeant en calme… et Il les conduit au port qu'ils désiraient »). D'autre part, Zucco chutant fasse au soleil peut être un écho au mythe d'Icare se brûlant les ailes en s'approchant trop près du soleil. Encore une fois, ici, l'auteur rattache son héros à un personnage mythique l'encrant dans l'immortalité.
Ce dénouement est donc l’avènement de Zucco, lui faisant perdre son aspect humain pour endosser celui de divin.
Cédric Kahn, quand à lui, reste fidèle à la véritable évasion de Succo:


Evasion de Roberto Succo


Traduction des sous-titres de la vidéo: "Je voulais voir comment est la situation, c'est une merde. Non ce n'est rien. Je cherchais un juke box, mais rien. Eux savaient, ils m'ont tendu un piège parce qu'ils savaient que j'étais reparti en Sicile. 
Celui avec la chemise, j'ai dis que je ne voulais pas le voir, dégagez-le c... celui avec la chemise. Avec cette tête de c..., faîtes-le disparaître. Quelle merde. Dégagez-le c..."



L'évasion de Succo dans le film de Kahn


Remarquons, dans les deux extraits, l’amas de journalistes présents pour filmer la scène faisant du prisonnier une célébrité.
Ici, le cinéaste retrace parfaitement la véritable évasion de Succo comme nous pouvons le voir sur la vidéo amateur. Succo croit-il réellement à ce plaidoyer en défaveur de l'Italie? Joue-t-il un rôle? Ce qui est intéressant, dans cet extrait du film de Kahn, c'est de voir encore une fois comment cette scène est totalement représentative de la personnalité double de Succo. Tantôt il se dit prisonnier politique en se déshabillant (geste qui fait perdre toute crédibilité à ses dires), tantôt il insulte Léa en la tenant responsable de son incarcération. Malgré cette folie débordante du personnage, nous ne pouvons passer outre ce court passage touchant où Roberto salue un hélicoptère en l'appelant papa. Ici, on a presque l'impression que le tueur regrette d'avoir assassiné son père. Rappelons d'ailleurs que celui-ci était policier et c'est surement en voyant passer l'appareil dans le ciel (lieu où il peut imaginer que se trouve son père dans la mort) avec l'inscription "police" que Succo fait le lien. Kahn nous présente fidèlement un Succo pathétique mais également terriblement touchant de part l'impuissance d'action à laquelle on le sent confronté. C'est peut être dans cette vaine tentative d'évasion, qu'il sait inutile, qu'il se rend réellement compte que tout est fini pour lui.
Cette évasion a défrayé la chronique et fit de Succo un phénomène de curiosité et de folie terrifiante. Entre fascination, charme et horreur, cette attirance/répulsion s’explique avant tout parce que l’histoire de Succo pousse à l’extrême le paroxysme inexplicable du fait divers. Néanmoins, dans une étude comparative des deux scènes, le cinéaste tente à s’intéresser à une reconstitution rigoureuse des évènements alors que le but du dramaturge est la légende qui s’est créée autour du personnage en donnant, par exemple, une dimension surnaturelle à ses crimes. Ainsi, il est fréquent dans la pièce que les différents personnages le qualifient de démon. 
De plus, nous pouvons remarquer que certains tableaux de l’oeuvre de Koltès portent des noms de personnages mythiques (« Samson », « Dalila »). Ainsi, sous les attraits des deux personnages mythiques, nous retrouvons l’histoire de Samson, Zucco et Dalila, la Gamine. Koltès retranspose l’histoire du couple mythique sur celle de Roberto Succo (Zucco) et Sabrina (la Gamine). Dans la mythologie, Samson, homme à la force légendaire, se voit trahi par sa maîtresse Dalila, le livrant à ses ennemis tandis que ceux-ci lui coupent ses cheveux, source de toute sa force. Dans la véritable histoire de Succo, notons que c’est le témoignage de Sabrina qui permettra à la police de faire le lien entre tous les meurtres et ainsi interpeler Succo.
Nous pouvons aussi retrouver successivement les images du Minotaure (« bête sauvage ») comme gardien du labyrinthe dans le tableau « Métro », dont Succo est le seul à connaître la sortie, de Goliath (par le mélange de force et de faiblesse) ou encore du Colosse de Rhodes en citant les vers du poème de Victor Hugo (« C’est ainsi que je fus créé comme un athlète. / Aujourd’hui ta colère énorme me complète. / O mer, et je suis grand sur mon socle divin / De toute ta grandeur rongeant mes pieds en vain. / Nu, fort, le front plongé dans un gouffre de brume »).
De plus, Zucco est le seul à avoir un nom dans la pièce ce qui l’élève au dessus des autres personnages. Notons également que le dramaturge remplace le "S" initial du nom du héros par un "Z". Par cela, l'auteur détache ainsi sa pièce de la réalité en s'appropriant le fait divers mais, étymologiquement parlant le choix du "Z" n'est pas anodin de la part de Koltès. En effet, le "Z", du verbe grec "Zaô" signifie "vie", venant lui-même du Sanskrit (langue indo-européenne autrefois parlée en Asie du Sud) et de l'Avestique (ancienne langue iranienne) "en vie". De même que le "Z" étant la dernière lettre de l'alphabet, nous pouvons y voir l'intension du dramaturge d'intensifier le mythe en l'encrant dans la vie, raison pour laquelle la fin de la pièce ne montre pas la mort de Zucco mais plutôt sa résurrection, sa canonisation.

Les deux auteurs traitent donc cette scène clef différemment: l'un en fait l’arrivée au paradis d’un personnage mythique et l’autre les divagations médiatiques d’un meurtrier. Kahn nous montre les différentes personnalités de Succo comme à la fois un homme jouant la comédie, s’insère lorsqu’il s’adresse à Léa (en français) et délirant dans la dénonciation d’une Italie corrompue. Sur cette scène qui dura plus de deux heures dans la réalité, Kahn ne reproduit que sept minutes dans son film en insistant sur les délires de l’italien niant sa civilité (« Je ne suis pas Roberto Succo »). Le réalisateur cherche à casser cette image de héros anarchiste que l’on a pu attribuer au criminel (« Je suis prisonnier politique du système répressif italien. Le travail au noir est la plaie de l’Italie. La société que vous avez voulue est capitaliste. Moi, je suis marxiste ») et tente de démonter le mythe. Néanmoins en voulant faire de l’italien un personnage pathétique, le réalisateur se heurte à un obstacle, de part l’irrationalité de la scène et étant spécifiquement la garante du mythe médiatique de Succo.
Ce sont donc tous ces éléments qui font qu'en tant que spectateur nous éprouvons un certain attachement pour un divin meurtrier.