mardi 8 novembre 2011

          2. L'attachement du public pour un meurtrier

Durant sa dernière incarcération, Succo reçut nombre de lettres de fanatiques complimentant ses exploits sur les toits de la prison. Cela nous prouve bien que le fait divers en lui-même a fasciné. Mais intéressons-nous, dans ce cas, au ressenti du spectateur/lecteur face à ce personnage.
Comme nous l'avons vu, Cédric Kahn minimise parfois l'horreur des crimes de l'italien et c'est certainement ce choix qui fait que le spectateur a plus facilement la possibilité de s'attacher au Succo de Kahn qu'au Zucco de Koltès.
Chez ce premier, le public s'attache tout d'abord au physique du personnage (point de vue typiquement féminin?). Il est vrai que Stefano Cassetti, dans son rôle de Succo, reprend fidèlement le cliché de l'italien très typé, brun aux yeux bleus,beau parleur avec un fort accent, macho et dragueur. Dès les premières images du film, nous éprouvons une certaine amitié pour ce personnage attirant, attendrissant et même parfois risible de par l'énormité de ses mensonges. Quoique son regard soit effrayant quand il regarde Léa (la jeune fille), il n'attise pas moins la curiosité du spectateur qui n'arrive pas vraiment à expliquer ce "petit quoi" qui le dérange chez ce jeune homme:



Même si son comportement devient de plus en plus étrange et terrifiant au cours du film, le spectateur n'arrive pas à détourner ses yeux de Succo et cela en devient presque dérangeant d'éprouver ce sentiment pour lui. Là nous pouvons nous attarder sur la maladie du personnage. En effet, bien que celle-ci ne soit pas réellement traitée par le réalisateur, nous pouvons imaginer que Kahn joue sur cette schizophrénie pour créer la personnalité ambiguë de Roberto et donc ce sentiment double que nous ressentons à son égard.  De ce fait, il nous fait constamment passer du tout au tout lors des scènes de crime pouvant être autant agressif qu'attachant:




La discussion entre les deux personnages nous fait presque oublier l'arme qui est pointée sur la femme par l'introduction d'un dialogue plutôt courtois. Tout cela rend presque cet extrait irrationnel, Roberto mentionnant ses crimes avec tellement de normalité que nous nous sentons perdus entre les notions de bien et de mal. Il ne nous paraît pas forcément dangereux, malgré que nous savons que cette femme est sa captive (et les nombre crimes qu'il a commis auparavant), et donne l'impression qu'une telle situation ne peut pas exister. Elle est d'ailleurs typiquement représentative du caractère de Succo et de ce pourquoi le spectateur n'arrive pas vraiment à se décider sur le sentiment qu'il doit éprouver envers le personnage. De plus, durant cette scène, nous avons presque l'envie que Succo s'en sorte en arrivant à échapper à la police. Est-il en crise? Est-il conscient de ce qu'il dit? Quoiqu'il en soit l'absurdité de la scène rend Succo aussi bien amical qu'amusant par son comportement. Cette situation est pourtant bel et bien arrivée dans la vraie vie et il paraît presque nécessaire de l'entendre de la bouche même de Françoise Warraz:


Interview François Warraz, Faîtes entrer l'accusé


Françoise Warraz reconnaît elle-même l'aspect abracadabrantesque de la situation et nous conforte dans l'idée que le spectateur n'est pas un monstre en ressentant un certain attendrissement pour Succo dans cette scène. Ainsi, c'est réellement ce genre de moment dans le film qui arrive à nous faire oublier le criminel observé dans les scènes précédentes.
Chez Koltès, la vision du tueur est différente. En effet, le dramaturge est beaucoup plus brute dans ses mots. Il en arrive même à inventer une scène de viol envers la Gamine. Là encore la lecture est dérangeante pour le lecteur, l'auteur allégeant lui-même la violence d'une telle agression ("Toi, mon vieux, tu m'as pris mon pucelage, et tu vas le garder") et faisant tomber amoureuse la jeune fille de son agresseur ("Moi je ne risque pas d'oublier, puisque j'en ai pas d'autre à donner à personne; fini, c'est fait, jusqu'à la fin de ma vie. C'est donné et c'est toi qui l'as"). C'est véritablement la naissance de ce sentiment de la Gamine pour Zucco qui nous fait passer de l'image du violeur à celle de l'amant, de l'amoureux. Nous en oubliant presque le viol et attendons de voir ce que le jeune couple va devenir.
De plus, l'élévation de Zucco en tant que mythe, comme nous l'avons vu, nous fait nous attacher à ce héros mythique qui est en faite l'image même de l'anti-héros si nous nous attardons strictement sur ses actes. De même, Zucco devient attachant quelques tirades plus tard alors qu'il aide courtoisement un vieil homme à sortir du métro. Il arrive à faire de ce tueur un saint en l'humanisant. Scène après scène il apparaît comme une figure pathétique se lamentant et inspirant de la pitié voire de la compassion ("J'aimerais être un fouilleur de poubelles pour l'Eternité. Je crois qu'il n'y a pas de mots, il n'y a rien à dire. Il faut arrêter d'enseigner les mots. Il faut fermer les écoles et agrandir les cimetières. De toute façon, un an, cent ans, c'est pareil; tôt ou tard, on doit tous mourir, tous"). Il prend ainsi une image de martyr dont le lecteur ne peut que prendre en pitié. D'ailleurs, le parcours du jeune homme est celui d'un martyr où chaque tableau correspond à une étape du chemin de croix au cours duquel le personnage accumule les douleurs autant qu'il n'en fait subir. De plus, Zucco sent que sa mort est proche, prenant la vie comme une fatalité ("Il faut que je parte parce que je vais mourir") ou un désir de suicide ("C'est trop tard"). C'est pourquoi dans le dernier tableau ("Zucco au soleil"), il prend les traits d'un dieu avec la métaphore du sexe du soleil.
De même, le personnage prend les attraits d'un sauveur. En effet, pour certaines de ses victimes, la mort est une délivrance avec l'exemple de la mère et de l'inspecteur mélancolique ("Il (l'inspecteur) balance doucement la tête, comme si la profonde réflexion dans laquelle il était plongé venait de trouver sa solution").
Ainsi, par l'intermédiaire de ces différentes figures bibliques, le dramaturge cherche à créer le trouble chez un lecteur qui n'arrive pas à détester le héros, tout criminel qu'il soit.
L'ambiguïté existe donc chez les deux et même si le réalisateur tente de rester neutre possible en s'attachant aux faits, l'histoire de Succo n'en est pas moins l'épopée d'un héros mythique. C'est pourquoi le jeune homme ne laisse pas beaucoup de place aux intrigues secondaires ainsi qu'aux autres personnage, ceux-ci ayant presque besoin de lui pour exister.