dimanche 6 novembre 2011

          2. La femme aimée: une intrigue parallèle ou la vison intime d'un tueur

Si les deux auteurs racontent la vie d'un tueur, ils n'omettent pas pour autant de nous narrer sa vie personnelle. En effet, cela ne tient pas du voyeurisme mais plutôt d'un élément essentiel dans la vie de Succo: ses relations conflictuelles avec les femmes (écho freudien au meurtre de la mère?), par l'intermédiaire de l'image du personnage de Sabrina (Léa dans le film et la Gamine dans la pièce).
Dès le début de sa cavale, Roberto  rencontre une jeune fille nommée Sabrina avec qui il va entretenir une relation amoureuse pendant un an, tout en continuant de commettre des crimes dans sa double vie. Celle-ci va jouer un rôle clef dans la vie et l'arrestation du criminel.
Dans le film de Kahn, Léa est vue comme une jeune fille douce et naïve ou plutôt, tout simplement, comme une adolescente de 16 ans. Même si elle laisse penser à Succo qu'elle croit tous les mensonges qu'il lui raconte (elle comprend bien, par son accent qu'il est italien et non anglais par exemple), sa naïveté est plus celle d'une jeune fille amoureuse que d'une adolescente stupide. Au début du film, elle prend les attraits de l'adolescente amoureuse, prête à tout pour l'homme qu'elle aime. Le couple n'a rien de véritablement exceptionnel, unissant tout simplement deux jeunes gens qui s'aiment. C'est d'ailleurs peut être la seule personne qui a connu le véritable Succo. Auprès d'elle, le tueur perd de ses attraits terrifiant et devient représentatif de l'amant amoureux. A ses côtés, le spectateur oublie que l'oeuvre narre la vie d'un tueur. En effet,cela en devient presque frustrant, car devant la douceur et la gentillesse qui émane de Succo en présence de Léa, nous nous attachons encore plus à ce curieux personnage en oubliant qu'il s'agit, en vérité, d'un criminel. Si l'intrigue policière est l'image de la folie meurtrier, la relation amoureuse, quant à elle, est celle de la normalité, l'écho d'un homme amoureux presque comme les autres.
Kahn lui-même cite son film comme étant, entre autre, une romance (« Je crois que le film se situe entre la biographie, le film d'amour, le polar et le documentaire. J'ai voulu résister à la tentation de faire du spectaculaire. Je ne voulais pas perdre la notion de la réalité").





Mais au fur et à mesure du film, Léa devient presque captive de cette passion dont elle n'arrive plus à mettre fin. Cela témoigne du malaise de la jeune fille.
En effet, selon Pascale Froment et sa biographie de Roberto, Sabrina se sentait mal à l'aise dans cette relation à laquelle Succo refusait de mettre fin. Ainsi, encline à une dépression, elle tenta de mettre fin à ses jours. Nous remarquons ici, la difficulté relationnelle avec un tel personnage dont l'obstination et la détresse finit par se calquer sur les gens qu'il aime.
Malgré sa simplicité et sa légèreté initiale, le cinéaste fait progressivement de cette histoire amoureuse la représentation de la folie meurtrière de Succo. Si, au commencement, la folie criminel et l'amour sont deux intrigues parallèle, les histoires finissent par converger. En effet, plus les crimes accélèrent, plus la romance devient chaotique. Succo perd progressivement cette image de l'amant attentionné pour devenir de plus en plus violant envers la jeune fille. La relation entre les deux personnages devient presque lunatique reflétant le caractère schizophrénique du héros. En effet, un jour il va être doux avec la jeune fille pour, le lendemain dénoter une grande violence envers celle-ci.




Cet extrait, très représentatif du caractère de Succo, marque le premier excès de violence de Roberto envers Léa. Quoique ses sentiments envers la jeune fille reprennent vite le dessus et l'arrêtant dans sa folie, cet acte le rend extrêmement lucide face à l'impasse dans laquelle il se trouve et sur les crimes qu'il a commis. Il se rend compte qu'aucun avenir n'existe pour lui et qu'il est dans l'impossibilité d'imaginer un futur avec Léa.
De plus, les rapports intimes entre les deux personnages deviennent de plus en plus compliqués montrant le rapport conflictuel de Roberto à la sexualité par l'impossibilité pour le héros d'avoir des relations sexuelles avec la jeune femme. Notons que ce trouble vienne qu'il n'arrive plus à coucher avec la femme qu'il aime mais n'a aucune difficulté à violer les autres.
Bien que les viols soient déjà une preuve de ce trouble sexuel, Succo avoue à Léa ne pas pouvoir avoir de relation intime avec d'autres femmes car étant trop amoureux de la jeune fille pour cela. Or, nous savons qu'il a violé des femmes, même durant cette relation avec la jeune fille. Ainsi, considère-t-il le viol comme une fausse relation sexuelle? A-t-il besoin de coucher avec une femme qu'il aime pour se rendre compte de sa sexualité? Autant d'ambigüités remarquables dans le film de Kahn montrant bien ce rapport paradoxal de Succo à la sexualité et à l'amour.
De plus, cet extrait mettant en scène un faux viol, fait écho à celui de l'oeuvre de Koltès. 
Dans la pièce, cette agression, marquant la rencontre du couple, fait naître paradoxalement le sentiment amoureux de la Gamine pour son bourreau. Cette scène donne également naissance à une complicité entre les deux personnages. C'est à ce moment là que le jeune homme va avouer son patronyme et donc commencer à s'ouvrir à la jeune fille. Cette scène, dont nous trouvons des similarités dans le film, montre la confiance de Roberto envers Léa. C'est là qu'il va pour la première fois avouer le meurtre de ses parents, sa détention en hôpital psychiatrique et le malaise qui le tourmente. Pour les deux auteurs, la sexualité violente devient paradoxalement un moyen de rapprocher le couple pour mieux l'éloigner. 
Pour Koltès, cette relation amoureuse va détruire progressivement la Gamine. En effet, après ce "viol amoureux", elle va tomber dans le déchéance physique et morale (en partant à la recherche de Zucco), son frère la vendant à un mac ("Ce n'est pas moi qui l'ai voulu, patronne, je vous le jure. C'est elle qui a insité, c'est elle qui a voulu venir dans ce quartier et faire le travail. Elle est à le recherche de je ne sais qui, et elle veut le retrouver. [...] C'est le malheur qui nous a choisi et qui s'acharne sur nous"). Zucco devient à la fois la pire et la meilleure chose qui soit arrivée à la jeune fille. Mais Koltès traite cette histoire avec un certain dédain du jeune homme envers l'adolescente alors que la vraie histoire et le film de Kahn, évoquent un véritable sentiment amoureux mutuel entre les deux personnages.
Mais cette relation va les mener à leur propre perte car c'est bel et bien la femme aimée qui va causer la chute de son amant. 
Dans l'oeuvre de Koltès, la Gamine est rapprochée au personnage mythique de Dalila et Zucco à Samson, insinuant que la jeune fille a littéralement trahi l'homme qu'elle aime en le dénonçant à la police. Le dramaturge lui reproche presque son geste en lui attribuant cette image mythique ("Je t"ai cherché, Roberto, je t'ai cherché, je t'ai trahi, j'ai pleuré,pleuré, au pont que je suis devenue une toute petite île au milieu de la mer et les dernières vagues sont en train de me noyer. J'ai souffert, tellement, que ma souffrance pourrait remplir les gouffres de la terre et déborder des volcans. Je veux rester avec toi, Robert; je veux surveiller chaque battement de ton coeur, chaque souffle de ta poitrine; l'oreille collée contre toi j'entendrai le bruit des rouages de ton corps comme un mécanicien surveille sa machine. Je garderai tous tes secrets, je serai ta valise à secrets; je serai le sac où tu ranges tes mystères. Je veillerai sur tes larmes, je les protégerai de la rouille. Tu seras mon agent et mon secret, et moi, dans tes voyages, je serai ton bagage, ton porteur et ton amour" - La Gamine ). Cette dénonciation et d'ailleurs presque une façon pour la Gamine de punir Zucco de l'avoir abandonnée, c'est comme si c'était une vengeance personnelle pour avoir délaissé la jeune fille. Notons d'ailleurs, la difficulté de l'adolescente a dénoncé Zucco. Les inspecteurs se voient obligés de jouer aux devinettes devant ces aveux qui tardent à venir:

" [...]
L'inspecteur. - [...] Son nom, maintenant. Tu le sais? Tu dois le savoir puisque c'était ton ami.
La Gamine. - Oui, je le sais.
Le commissaire. - Dis-le.
La Gamine. - Je le sait, très bien.
Le commissaire. - Tu te moques de nous, gamine. Est-ce que tu veux des gifles?
La Gamine. - Je ne veux pas de gifles. Je le sais, mais je n'arrive pas à le dire.
L'inspecteur. - Comment ça, tu n'arrives pas à le dire?
La Gamine. - Je l'ai là, au bout de la langue
[...]"

La jeune fille n'arrive pas à dénoncer son amant et cela n'est pas cause de mauvaise volonté mais plutôt que son corps refuse de parler. Cela montre bien l'attachement passionnel qu'elle a pour Zucco malgré qu'elle vienne de découvrir qu'il s'agisse d'un criminel. 
Si la Gamine n'arrive pas à se défaire de son amour de bourreau, le cas est différent pour Léa (ou Sabrina dans la vrais vie) qui décide de mettre difficilement fin à sa relation avec Succo. Et finalement, c'est en le reconnaissant sur un avis de recherche et après un témoignage à la police que Succo sera retrouvé et arrêté. 





Nous pouvons rapprocher encore une fois cette séquence et la dénonciation dans la pièce. En effet, les aveux ne viennent pas naturellement ici et c'est les questions des inspecteurs qui font avancer la discussion. On ressent bien le malaise de la jeune fille comme une impression de trahison. De plus, elle n'évoque aucune haine envers Succo malgré le mal qu'il a pu lui causer dans le passé comme si le sentiment amoureux perduré encore en elle.
Cet interrogatoire nous fait nous rendre compte, en tant que spectateur, que nous n'avons pas assisté à une relation aussi normale qu'elle pouvait y paraître. En effet, au fur et à mesure que Léa se confie à la police, nous nous rendons compte de la dangerosité du personnage de Succo, presque comme si l'on ne s'en était pas aperçu tout au long du film. Nous ressentons comme une sorte de malaise de par ces aveux que nous connaissions déjà mais qui, une fois mis à la suite, accentuent l'ambigüité d'un personnage auquel on avait fini par s'attacher. Sous les traits de Léa, nous avons l'impression de nous voir, impuissants à la narration de cette histoire invraisemblable dont nous avons été les témoins. D'ailleurs, c'est comme si Léa, elle-même, avait du mal à arriver à croire ce qu'elle raconte à la police. C'est bien cette scène qui commence à nous détacher de Succo et remet le héros à sa place de tueur irrationnel dans un témoignage tout aussi improbable. Celui-ci paraît aussi irréel que le chemin qu'a pris la relation amoureuse, la jeune fille ne pouvant justifier sa naïveté que par l'amour qu'elle éprouvait pour Succo. Néanmoins, nous pouvons qualifier cette vision de l'histoire comme innocente dans la manière qu'a de la raconter Léa, nous mettant face à la fois à l'aspect le plus humain mais également ambigüe du héros. Le paradoxe de la narration créé l'atmosphère étrange qui plane sur cet interrogatoire presque improbable.

Mais cette relation amoureuse n'est pas la seule que Succo croit avoir. En effet, l'emploie du terme "croire" est pour souligner l'histoire forcée qu'il pense avoir eu avec France Vu-Dinh. Le 27 Avril 1987, dans la région d'Annecy, Succo enlève la jeune femme, la séquestre pendant plusieurs semaines avant de la tuer. Dans le film de Kahn, Succo avoue à Léa avoir vécu avec une femme d'avec qui il serait dorénavant séparé. S'agit-il de la même femme? De même, toujours dans le film, Succo évoquera encore une fois cette mystérieuse femme qu'il aimait mais qu'il finit par tuer quand elle tenta de lui échapper. C'est comme si le personnage ne faisait pas la différence entre le crime de la vraie vie et l'histoire qu'il s'invente dans son étrange esprit. De plus, la majorité de ses crimes ont été commis sur des femmes et rappelons que plusieurs d'entre elles ont été sexuellement agressées par le jeune homme. Il en est de même lorsqu'il enlève une jeune fille, Cathy, dans le bar sous prétexte qu'il serait amoureux d'elle. A peine Cathy rencontré, il lui déclare son amour et celle-ci devient sa captive.




Chez les schizophrènes, les sentiments peuvent parfois se confondre ce qui justifie que Succo puisse tomber amoureux aussi vite de cette fille ou encore qu'il ne fasse pas la différence entre le bien et le mal. Ainsi, Succo n'aime pas une femme mais toutes les femmes mais c'est comme si, pour lui, la seule relation possible entre les deux sexes devait passer par la violence. Sa relation avec Léa reste donc exceptionnelle, comme ce dernier lien qui le rattache à la réalité.